Mémoire d’un compagnon

Pourquoi parler de l’homme à l’imparfait ? Elie reste un collègue discret, calme et effacé… comme il le présente dans la part de l’ombre, son premier livre. Il s’efface pour mieux laisser apparaître la forme, la couleur, la lumière ; ces choses impalpables qui se dissimulent dans la matière picturale – Elie nous parle de mascarade – et cela n’est nullement fortuit. Le contexte socioculturel qui est le sien et qui l’a vu naître, demeure en lui. Il lui colle sans cesse à la peau.
N’est pas porteur de masque Dan qui veut. Le pays Dan de ses origines l’environne jusqu’au tréfonds de son œuvre, tant et si bien qu’en observant sa toile vierge, il se surprend à penser que le masque pourrait s’y dissimuler. Alors il est évident que dans ces conditions, il faut absolument prendre les précautions d’usage afin d’éviter de désacraliser l’œuvre en gestation.
Pris dans l’étau, entre cette infinie précaution de préserver l’œil indiscret du profane et la soif de s’extérioriser, de donner à voir les contours invisibles de la psyché, Elie semble aujourd’hui en sécurité derrière sa déesse, divinité immuable de ses ancêtres Dan.
Cette lutte, ce corps à corps avec l’œuvre transporte l’artiste d’un terrain à un autre. Elie est dans la démarche de l’artiste contemporain : transformer la matière, l’éloigner du réel, provoquer un écart et donner à voir au spectateur une autre réalité.
Et pourtant, malgré tout Elie sent qu’il y a le non dit qui se révèle par un silence assourdissant : «… même si celle-ci (l’œuvre) se révèle à nous dans l’espace visible, elle conserve un espace secret… »
Elie s’est physiquement soustrait de nos yeux et pourtant son ombre plane encore sur nous. Cette ombre dont il a toujours conservé une vision prégnante dans l’œuvre, ne saurait dissimuler la sienne. L’homme dans sa discrétion est resté lié à son pays natal.
Quand il est revenu des funérailles de son père, il nous disait toute sa déception, tout son désarroi par rapport aux comportements des militaires qui semaient la discorde et la terreur dans les villages, de Man à Danané. Il ne tarissait pas d’éloges envers les dignes habitants de son terroir. Il faut savoir s’extraire de son environnement originel pour en apprécier les valeurs.
Elie n’est pas homme à porter des critiques stériles. La France, sa terre d’accueil lui aura permis de bâtir une famille solide : son épouse, ses collègues et ses amis. Ses œuvres resteront une solide descendance : elles continueront à porter sa voix là où elles seront exposées. Comme il le dit « le masque vivant est une entité anthropomorphique et zoomorphique qui sert d’intermédiaire entre les vivants et les morts ». Elie est désormais entré dans le domaine du masque vivant. Il en est à présent un digne représentant, là-bas, dans le monde dont on vante tant les mérites. Les traces qu’Elie aura laissées ici sont le véritable témoignage de son existence. « Toujours en retrait par rapport à son œuvre, l’artiste fonctionne comme un porteur de masque, qui dans sa cachette, observe le monde ». Elie le sait et n’a eu de cesse de le crier à qui veut l’entendre : si l’artiste s’efface au profit de son œuvre comme il le fait définitivement ce 11 janvier 2013, c’est pour se transfigurer et survivre à travers elle en captant le mystère et la divinité de l’espace plastique.
C’est une fois qu’on a quitté ce monde que les vivants réalisent les extrêmes. Quoi que je dise aujourd’hui, si Elie m’entend, moi je n’entendrai pas sa réponse.
« Kasa bya kasa
Kasa yé ya
Kasa kasa a
Kasa krongron  »
Toute parole est parole
La parole est facile et difficile
Qui veut parler doit parler clair et vrai.
La tradition orale, nous disait Amadou Hampâté Ba, c’est l’enseignement. L’enseignement représente l’initiation ; l’initiation, c’est le fait de suivre les leçons d’un maître.
Mais qui est-ce donc ce maître ? C’est un vieillard, nous explique Hampâte Ba ! Il le disait devant d’éminents diplomates à la tribune de l’UNESCO en 1962 « en Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle »
Le mot vieillard, nous explique Hampâté Ba, ne désigne pas d’emblée celui (homme ou femme) qui a un grand âge. Le vieillard, en Afrique, c’est une personne qui connaît, c’est-à-dire, une personne très instruite. Il existe des vieillards de 20 ans mais il existe aussi des jeunes de 72 ans et plus. L’africain parle, s’exprime en s’appuyant sur des paraboles, des proverbes… comme dans la bible. Qu’est-ce que l’Homme ? C’est un être qui est tout et rien. Il est tout parce qu’il a une parcelle de la puissance créatrice et il n’est rien parce qu’une fièvre l’empêche parfois de se lever.
Le petit bout de chemin que l’Eternel nous a permis de parcourir avec Elie, nous permet de lui attribuer une place d’honneur parmi les vieillards, c’est-à-dire ceux qui savent ; ceux qui ont des connaissances avérées. Elie constitue l’un des ambassadeurs de la culture Dan à travers le monde et ce n’est pas son jeune âge qui pourra amoindrir les qualités que nous nous accordons unanimement à reconnaître désormais.
Les deux ouvrages qu’Elie nous laisse, ainsi que sa prolifique production picturale, constituent le témoignage de ses connaissances et de sa foi.
Merci, Elie pour ton engagement à la cause de l’art.
Epia brinbin
Asanté koto ko
Kasa bya kasa
Kasa yé ya
Kasa kasa a
Kasa krongron.

DR Kra N’Guessan

Elie Dro, la force de l’image, in La part de l’ombre dans la peinture, page 132
Elie Dro, idem ibidem, page 133
Elie Dro, idem ibidem, page 133
G. Niangoran-Bouah, l’Univers Akan des poids à peser l’or, les poids non figuratifs, tome 1 page 18 et tome III, page 194
G. Niangoran-Bouah, l’Univers Akan des poids à peser l’or, les poids non figuratifs, idem ibidem